Cabinet de Curiosités – Naturalia – Entrée 01(b) ~
La description de l’Agnus Scythicus a préalablement été étudiée dans cet article.
L’Esprit Critique et la Méthode Scientifique Face au Mythe du Barometz
Au fil des siècles, nombreux furent les hommes qui, fascinés par le mystère et l’extraordinaire, acceptèrent sans réserve les récits fabuleux entourant l’Agnus Scythicus.
Dans les terres lointaines de Scythie, cette plante mi-végétale, mi-animale, enracinée dans la terre et dévorée par les loups, s’était imposée comme un prodige naturel, un témoignage de la créativité infinie de la nature.
Mais l’esprit des Lumières, porteur d’une exigence nouvelle de vérité et de rigueur scientifique, allait peu à peu percer le voile du merveilleux, révélant que derrière cette légende fascinante se cachait une simple illusion nourrie par l’imaginaire collectif.
Le Triomphe de la Raison : Le Regard de Diderot
C’est Denis Diderot, figure emblématique des Lumières, qui, dans le premier volume de L’Encyclopédie paru en 1751, entreprit l’une des premières grandes déconstructions méthodiques du mythe du Barometz. À une époque où la croyance en l’extraordinaire régnait encore, il décida de soumettre ce récit à l’épreuve de la raison et de la méthode scientifique.
Dans l’article intitulé « Agnus Scythicus« , Diderot conteste l’existence de cette étrange créature en s’appuyant sur une analyse rigoureuse des sources.
Sans renier les récits accumulés au fil des siècles, il expose les contradictions, les improbabilités et les erreurs répétées par des naturalistes souvent trop enclins à accepter l’incroyable.
Selon lui, le Barometz n’était en réalité qu’une simple racine velue, façonnée par l’imagination des hommes pour ressembler à un agneau.
« Voilà donc tout le merveilleux de l’agneau de Scythie réduit à rien, ou du moins à fort peu de chose, à une racine velue à laquelle on donne la figure, ou à peu près, d’un agneau en la contournant. »
tranche-t’il net dans la légende.
Mais l’effort de Diderot ne se limitait pas à dénoncer une simple fable. Il en fait une leçon de méthode, incitant ses lecteurs à interroger tout témoignage avec un esprit critique. Il soulignait que, face à des faits extraordinaires, l’accumulation de récits ne suffit pas à établir la vérité. Au contraire, plus un fait semble prodigieux, plus il doit être soutenu par des preuves solides et vérifiables.
« Le travail du vrai savant est de tout soumettre au doute.«
affirma-t-il, invitant ainsi à une remise en question permanente des croyances populaires et à une recherche méthodique de la vérité.
Hans Sloane et l’Observation Directe : La Chute d’un Mythe
Plusieurs décennies avant Diderot, un autre esprit curieux et rigoureux avait déjà entrepris de remettre en question l’existence du Barometz. Hans Sloane, médecin et naturaliste britannique, lors de ses expéditions aux Antilles au début du XVIIIe siècle, s’était fait un nom en observant la nature avec un regard neuf, dépourvu des filtres de la tradition.
Sloane, dans son ouvrage A Voyage to the Islands Madera, Barbados, Nieves, S. Christophers and Jamaica (1707), exprime son scepticisme face aux récits de l’agneau végétal.
À une époque où les voyages d’exploration étaient encore rares, Sloane avait l’avantage de pouvoir confronter les légendes aux réalités observables. Selon lui, le Barometz n’était rien de plus qu’une racine particulièrement curieuse, façonnée par l’homme pour ressembler à une créature mythique.
« Il semble que le Barometz ne soit rien de plus qu’une racine qu’on a façonnée pour en faire un prodige »
écrit Sloane, s’appuyant sur ses observations directes. En écartant les récits fantasmagoriques qui avaient traversé les siècles, il ouvre la voie à une compréhension plus pragmatique de la nature.
Son approche, fondée sur l’observation directe et l’expérience, tranche avec la transmission aveugle des récits anciens. En cela, Sloane préfigure déjà l’esprit des Lumières, qui privilégie l’investigation scientifique à l’accumulation de témoignages invérifiés.
Engelbert Kaempfer : La Recherche Infructueuse
Un autre voyageur, Engelbert Kaempfer, médecin et naturaliste allemand du XVIIe siècle, contribua également à démystifier l’Agnus Scythicus à travers ses explorations en Asie.
Ayant entendu parler de cette créature lors de ses voyages, Kaempfer se mit en quête de découvrir la vérité derrière ces récits.
Dans ses Amoenitates Exoticae (1690), Kaempfer relate ses recherches minutieuses pour trouver l’agneau végétal, mais, après des investigations rigoureuses, il dut se rendre à l’évidence : il n’existait aucune preuve tangible de cette créature mythique.
« Après des recherches approfondies, aucune trace de ce ‘zoophyte’ n’a pu être trouvée dans les terres de Scythie. »
conclut-il, apportant ainsi une nouvelle pierre à l’édifice du doute. Grâce à ses recherches, Kaempfer participa à la déconstruction progressive de cette légende, en exposant l’absence de toute base scientifique solide derrière ces récits.
Cette histoire n’est pas sans me rappeler l’épisode de la Dent d’or de Fontenelle…
La Méthode de Diderot : Déconstruire le Merveilleux
Dans sa quête de vérité, Diderot ne se contenta pas de rejeter les récits extraordinaires : il proposa une méthode pour évaluer leur véracité.
Selon lui, les faits doivent être classés en deux catégories : les faits ordinaires, que l’on peut accepter avec moins de réserve, et les faits extraordinaires, qui exigent des preuves bien plus solides.
« Il faut en général que les autorités soient en raison inverse de la vraisemblance des faits ; c’est-à-dire, d’autant plus nombreuses & plus grandes, que la vraisemblance est moindre. «
expliquait-il dans L’Encyclopédie. Autrement dit, plus un récit est invraisemblable, plus il doit être corroboré par des témoignages fiables et multiples.
Dans le cas du Barometz, Diderot souligne que les témoignages des savants comme Scaliger et Kircher, bien qu’éminents, se basent sur des récits anciens, souvent copiés sans vérification. Ces témoignages, loin d’être des preuves irréfutables, révèlent la tendance des savants à accepter l’extraordinaire simplement parce qu’il est rapporté par des autorités respectées.
« Cette foule d’autorités de Kircher, de Scaliger, de Bacon, de Libarius, de Licetus […] ne se réduirait-elle pas par hasard à rien, ou à l’autorité d’un seul homme ?«
écrit Diderot, dénonçant ainsi la répétition non critique des récits.
Le Piège de l’Autorité : Quand les Savants se Trompent
Un des aspects fascinants de cette histoire est que même les plus grands esprits de l’époque, comme Francis Bacon, se sont laissés entraîner par l’autorité de leurs prédécesseurs.
Bien qu’il soit souvent reconnu comme un pionnier de la méthode scientifique moderne, Bacon mentionna lui aussi l’Agnus Scythicus dans ses réflexions, sans pour autant remettre en question son existence.
« Il existe des créatures que l’homme, dans son ignorance, ne comprend pas encore, telles que cet agneau végétal, dont on dit qu’il prospère en Scythie. »
aurait-il écrit.
Cependant, Michel Mervaud, dans son étude critique Diderot et l’Agnus Scythicus, montre que Bacon n’adhérait pas nécessairement à cette croyance, mais utilisait cet exemple pour illustrer l’inconnu qui subsistait encore dans la science de son temps.
Cette tendance à accepter l’extraordinaire, simplement parce qu’il est soutenu par des figures d’autorité, est précisément ce que Diderot cherche à combattre. L’esprit scientifique, selon lui, doit se fonder sur l’observation directe, l’expérimentation, et la remise en question des récits populaires.
Le Barometz, Symbole d’une Transition Vers la Raison
Au final, le Barometz n’est pas seulement un mythe captivant : il est aussi le symbole d’une époque charnière dans l’histoire de la pensée humaine.
D’un côté, il incarne l’ancienne tradition, où l’on croyait aux prodiges de la nature sans les questionner.
De l’autre, il marque le début d’une ère nouvelle, celle de la raison et de la méthode scientifique, où tout récit doit être soumis à l’épreuve des faits et de l’observation.
Grâce à des esprits comme Diderot, Sloane, et Kaempfer, la vérité a pu triompher de la légende, et le merveilleux a cédé la place à la réalité tangible de la nature. Mais le Barometz, malgré sa démystification, continue de hanter l’imaginaire collectif.
La lente érosion des mythes par l’esprit critique ne peut effacer totalement l’aura mystérieuse qui entoure ces récits anciens.
Même s’il a été relégué au rang de légende, l’agneau végétal persiste dans les mémoires comme une création poétique, un témoignage de la façon dont les hommes, fascinés par la nature, ont longtemps cherché à en comprendre les merveilles à travers des histoires fabuleuses.
C’est là l’une des grandes forces de l’esprit humain : la capacité à jongler entre le rationnel et l’extraordinaire, entre le besoin de vérité et l’attrait du merveilleux. Et même si aujourd’hui, grâce à la science et à la rigueur méthodologique, nous savons que le Barometz n’a jamais existé en tant que tel, il demeure un symbole puissant de la façon dont l’homme, face à l’inconnu, est capable d’imaginer et de construire des mondes où la nature joue avec les formes et les lois de la réalité.
Le fin mot : des rhizomes de ce qui fut formellement identifié sous le nom de Cibotium barometz, photographiés sur un marché au Vietnam.
Le spécimen d' »agneau végétal » exposé au Garden Museum, à Londres.
L’agneau de Scythie, planté dans le sol de nos imaginaires, a peut-être disparu des traités de botanique et des encyclopédies scientifiques, mais il continue d’incarner l’émerveillement des hommes face aux mystères de la nature.
Et il nous rappelle, au fil des siècles, que l’esprit critique ne doit jamais étouffer la curiosité qui pousse l’humanité à explorer, à rêver, et à s’émerveiller.
Ainsi, nous refermons le chapitre de la démystification, avec la certitude que la démarche scientifique, bien qu’implacable face aux légendes, laisse encore place à la beauté poétique de l’imaginaire.
Car si le Barometz n’existe pas sous la forme que l’on croyait, il reste bien vivant dans les récits qui ont façonné notre compréhension du monde.
Et vous, Voyageurs du savoir, êtes-vous prêts à suivre ce chemin de la raison pour démêler le vrai du merveilleux ?
Il revient à tout bon enquêteur de l’étrange de savoir discerner entre les rumeurs, les faux grossiers, les mises en scène…
Et les véritables mystères, qui valent la peine d’être examinés plus avant.
Devenez vous aussi un enquêteur de l’étrange, en passant les énigmes et les merveilles de l’une de nos Expéditions Mystère, au crible de votre implacable raison !